PHOTOGRAPHES / ÖZNUR BAYCAN / CARNETS VIII . Carnet Rose

Carnet rose
Le Carnet Rose … mon journal intime dans le couloir de la vie et de la mort à l’Institut Curie …
Nicolas vient chercher Colin et Chloé après leur consultation chez le médecin.
– Ça ne va pas, dit Nicolas, sans se retourner, avant que la voiture démarre.
Chloé pleurait toujours dans la fourrure blanche et Colin avait l’air d’un homme mort. L’odeur des trottoirs montait de plus en plus, les vapeurs d’éther emplissaient la rue.
– Va… dit Colin.
– Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Nicolas.
– Oh, dit Colin, ça ne pouvait pas être pire.
Il se rendit compte de ce qu’il venait de dire et regarda Chloé. Il l’aimait tellement en ce moment qu’il se serait tué pour son imprudence.
Chloé, recroquevillée dans un coin de la voiture, mordait ses poings.
Ses cheveux lustrés lui tombaient sur la figure et elle piétinait sa toque de fourrure. Elle pleurait de toutes ses forces, comme un bébé, mais sans bruit.
– Pardonne-moi, ma Chloé, dit Colin. Je suis un monstre.
Il se rapprocha d’elle et la prit près de lui. Il embrassait ses pauvres yeux affolés et sentait son cœur battre à coups sourds et lents dans sa poitrine.
– On va te guérir, dit-il. Ce que je voulais dire, c’est qu’il ne pouvait rien arriver de pire que de te voir malade quelle que soit la maladie.
– J’ai peur… dit Chloé. Il m’opérera sûrement.
– Non, dit Colin. Tu seras guérie avant.
– Qu’est-ce qu’elle a ? répéta Nicolas. Je peux faire quelque chose ?
Lui aussi avait l’air très malheureux. Son aplomb ordinaire s’était fortement ramolli.
– Ma Chloé… dit Colin. Calme-toi.
– C’est sûr, dit Nicolas. Elle sera guérie très vite.
– Ce nénuphar, dit Colin. Où a-t-elle pu attraper ça ?
– Elle a un nénuphar ? demanda Nicolas, incrédule.
– Dans le poumon droit, dit Colin. Le professeur croyait au début que c’était simplement quelque chose d’animal. Mais c’est ça. On l’a vu sur l’écran. Il est déjà assez grand, mais enfin, on doit pouvoir en venir à bout.
– Mais oui, dit Nicolas.
– Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, sanglota Chloé. Ça fait tellement mal quand il bouge.
– Ne pleurez pas, dit Nicolas. Ça ne sert à rien et vous allez vous fatiguer.
La voiture démarra. Nicolas la menait lentement à travers les maisons compliquées. Le soleil disparaissait peu à peu derrière les arbres et le vent fraîchissait.
– Le docteur veut qu’elle aille à la montagne, dit Colin. Il prétend que le froid tuera cette saleté.
– C’est sur la route qu’elle a attrapé ça, dit Nicolas. C’était plein d’un tas de dégoûtations du même genre.
– Il dit aussi qu’il faut tout le temps mettre des fleurs autour d’elle, ajouta Colin, pour faire peur à l’autre…
Il ne pouvait se décider à prononcer le nom de la plante exécrable.
– Pourquoi ? demanda Nicolas.
– Parce que s’il fleurit, dit Colin, il y en aura d’autres. Mais, on ne le laissera pas fleurir…
Boris Vian, L’Écume des jours, chapitre XL (extrait), 1947